Tchad Eco s’est entretenu avec l’économiste nigérien Dr François YATTA sur le processus de décentralisation dans les PED, en marge de la conférence de l’AFD sur le processus d’urbanisation au Tchad – le rôle des villes dans le développement, ténue au Centre AlMouna le 5 Septembre dernier.
Tchad Eco: Le début des années 1990 a vu l’émergence de la décentralisation dans les PED afin de répondre à l’incapacité des pouvoirs centraux à promouvoir le développement. D’où viennent les arguments théoriques qui soutiennent cette réforme?
François YATTA: La décentralisation est venue en Afrique pas spécialement parce que les gouvernements étaient incapables de fournir les services publics. Et peut-être c’est cela le problème que la décentralisation rencontre aujourd’hui. Dans la plupart des pays africains, la décentralisation est venue dans le sillage de la démocratisation et du multipartisme, après la chute du mur de Berlin et les CNS. Les partenaires au développement et les décideurs nationaux ont pensé que la démocratie locale était une manière d’ouvrir plus largement le champ politique. Donc dans un premier temps, c’était beaucoup plus pour résoudre la question politique. Après trois décennies de mise en œuvre, la décentralisation est soucieuse de produire des résultats tangibles pour les populations, c’est pourquoi l’accent est mis sur les questions de renforcement de capacité aussi bien institutionnelle que financière et technique des CTD. On peut véritablement dire que c’est maintenant qu’on est réellement en plein pied dans le processus de la décentralisation parce qu’on s’est tous rendu compte que la décentralisation devrait avoir un impact sur l’amélioration des conditions de vie des populations.
Tchad Eco: La réussite de la déconcentration est-elle un préalable à la réussite de la décentralisation?
F. Y.: La déconcentration est l’installation dans les régions des administrations centrales via les services déconcentrés de l’Etat. Alors que la décentralisation est un processus qui permet d’élire les autorités locales et qui donne l’autonomie financière et la personnalité juridique à ces CTD. Fallait-il faire de la déconcentration d’abord, ce n’est pas une condition sine qua non. C’est quelque chose qui effectivement peut faciliter la décentralisation. Dans des pays qui ont des particularités territoriales, institutionnelles, culturelles et historiques comme le Tchad, c’est probablement une bonne chose de faire en sorte que déconcentration et décentralisation se conjuguent sur le terrain, mais ces deux peuvent se faire parallèlement, on ne peut pas non plus dire qu’il faut attendre d’abord de déconcentrer avant de décentraliser. Dans tous les pays, il y a la tutelle pour s’assurer que non seulement les CTD suivent les règles et aussi pour contrôler la gestion financière des collectivités.
Tchad Eco: Après trois décennies, le processus de la décentralisation semble tarder à être définitivement effectif dans les PED. Quels sont les goulets d’étranglement de cette réforme?
F. Y.: Ne soyez pas pessimistes. Vous savez la décentralisation ce n’est pas un long fleuve tranquille, c’est un fleuve très lent qui souvent même s’arrête et même peut reculer. Mais grosso modo, c’est un fleuve qui avance. Cela veut dire que le processus de décentralisation n’est jamais achevé. Les discussions entre les CTD et l’Etat sur les dépenses, la prise en charge de telle ou telle chose, sont inhérentes à ce processus. Par contre, ce qui caractérise la décentralisation en Afrique, c’est la faible décentralisation financière. La décentralisation c’est l’efficacité allocative dans le sens que les CTD étant plus proches des populations, savent mieux que l’Etat la demande en services publics locaux de ces populations. Alors quand l’Etat continue par mettre en œuvre plus de 90% des dépenses publiques, le risque c’est de vider la décentralisation de sa substance. Aujourd’hui, les CTD dans les pays africains mettent en œuvre en moyenne 8% des dépenses publiques seulement, contre 50% dans les autres régions du monde où le processus est plus ancien.
Tchad Eco: Pourquoi dans les pays africains l’Etat central n’arrive pas à céder ce pouvoir aux CTD?
F. Y.: Des questions concrètes. Prenez un ministre de l’éducation nationale qui chaque année a 1 000 classes à construire, cela lui donne une position car il a un budget important et surtout c’est un ministère qui passe plus de marchés et comme vous savez dans notre contexte plus vous passez de marché plus vous êtes importants. Le jour où vous venez dire au ministre de l’éducation que toutes les classes à construire vont aller aux CTD, cela pose problème. Dans les pays où ce processus est avancé, le ministre de l’éducation ne va jamais construire une classe ou bien aller inaugurer une classe, ce n’est pas de son ressort! Donc le problème est de faire de sorte que le budget qui était autrefois exécuté par les ministères sectoriels le soient désormais par les CTD.
Tchad Eco: Existe-t-il un risque que les CTD dans les PED ne soient pas en mesure d’assurer les compétences qui leur sont transférées?
F. Y.: Il y a un risque si cette question n’est pas prise en charge sérieusement. Il existe plusieurs instances au niveau national et au niveau international (Conférence africaine sur la dé- centralisation et le développement local, CADDEL et l’organisation panafricaine des collectivités locales qui s’appelle Cité et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique) qui essaient de faire en sorte que ce risque n’arrive jamais. Car tout le monde se rend bien compte que les CTD ne sont pas mises dans les conditions optimales de mettre en œuvre des services et donc cela peut décrédibiliser tout le processus de décentralisation et au-delà les questions de démocratie, de multipartisme, …
Tchad Eco: Quelles sont les leçons que les PED peuvent en tirer?
F. Y.: Souvent on dit que les premiers sont mieux servis, mais en matière de la décentralisation, je pense c’est les derniers qui sont mieux servis. Parce que les derniers ont l’avantage d’apprendre des erreurs des autres. Le Tchad est l’un des pays qui a commencé tardivement son processus de décentralisation comparativement à d’autres pays qui sont depuis une trentaine d’années ou pour certaines une quarantaine d’années et je pense que c’est l’occasion de profiter des leçons apprises des autres. L’une des leçons apprises est la question de la décentralisation financière. La décentralisation ce n’est pas qu’un processus politique, mais il doit avoir une composante forte, qui est une composante financière. Si les CTD n’ont pas la capacité financière pour fournir des services aux populations autant dire que le processus de décentralisation sera voué à l’échec. La deuxième leçon c’est comment renforcer les capacités institutionnelles des CTD. Dans beaucoup de pays quand les processus de décentralisation ont été lancés, le niveau de formation des cadres locaux et municipaux étaient très faible et la qualité de ces cadres laissait à désirer. Un troisième aspect important est le lien qu’on fait entre décentralisation et développement au niveau national. Les CTD sont amenées à élaborer des plans de développement, des stratégies de développement et à les mettre en œuvre. Il faut qu’on trouve une meilleure articulation entre les efforts de développement qui sont réalisés par les CTD et les efforts de l’Etat. Ces trois leçons sont essentielles et méritent attention notamment dans le processus de décentralisation au Tchad.
Tchad Eco: Ne pensez-vous pas que les CTD n’ont pas les capacités humaines pour gérer efficacement leurs nouvelles prérogatives?
F. Y.: C’est un peu comme le serpent qui se mord la queue. Vous aurez beau formé des gens si vous n’exécutez pas des programmes, vous n’apprendrez rien. C’est le principe du Learning by Doing. Donc la meilleure façon de renforcer la capacité des CTD, ce n’est pas de continuer à dire à chaque fois qu’elles n’ont pas les capacités et donc on ne leur donne rien. Donnez-leur et en faisant cela elles vont apprendre. Prenons le cas des premiers programmes d’appui aux CTD au milieu des années 1990 en Afrique de l’ouest, on avait ouvert des comptes gérés par les CTD qui devaient mettre en place des commissions de marché, faire les Dossiers d’Appels d’Offres (DAO), choisir des entreprises et ensuite rendre compte. La première fois qu’on avait tenu des réunions, il y avait des maires qui nous demandait c’est quoi un DAO. Deux ans après, ils ont appris à faire les DAO, à discuter, à rendre compte de l’exécution du financement , … Donc l’idée c’est de dire il faut parallèlement renforcer les capacités, mais la meilleure façon de le faire, c’est de leur laisser mettre en œuvre leurs compétences.
Tchad Eco: Peut-il exister un lien entre les transferts reçus par une CTD et la couleur politique de ses dirigeants?
F. Y.: Vous avez effectivement ce risque politique qui existe, mais cela existe dans les pays où il n’y a pas de mécanisme transparent de financement des CTD. Au Bénin par exemple, les critères de calcul de transferts aux CTD sont transparents et c’est sur cette base que les dotations sont calculées. Par contre, vous avez des raisons de craindre qu’il y ait une certaine marginalisation des communes qui ne sont de la même couleur politique que l’Etat central dans les pays où le système des transferts n’est pas déterminé à l’avance. En effet, quand c’est prédéterminé, tout le monde sait à quoi s’attendre: par exemple si 30% du montant national de subventions distribué aux CTD selon la population, 20% selon les critères de mobilisation de ressources, 50% selon le linéaire de routes qu’il y a dans les communes, … ce sont des choses qui sont claires.
Interview réalisée par Aristide MABALI et Guy DABI
A propos du Dr. François YATTA
Titulaire d’un mastère de l’Ecole Nationale des Ponts et Chaussées (1995, ENPC, Paris, France), François Paul Yatta est docteur en économie urbaine et régionale (1998, Université de Paris XII – Val de marne, Paris, France) et Habilité à diriger les recherches (2004, Université de Paris XII – Val de marne, paris, France). Depuis 4 ans à Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique (CGLUA), Il coordonne le Local Economic Development network of Africa (LEDNA). Il est auteur de deux ouvrages « Villes et Développement Economique en Afrique, édition Economica » et « La décentralisation fiscale en Afrique : enjeux et perspectives, édition Kartala », co-auteur de plusieurs livres sur l’économie urbaine et les finances locales en France et en Afrique et auteur de plusieurs publications sur l’économie urbaine, la décentralisation fiscale et les finances locales. M. Yatta est membre de l’Institut International des Finances Publiques (IIPF), de l’Association de Science Régionale de Langue Française (ASRDLF) et du groupe de réflexion « Development Finance Network, Define » de l’OCDE, Paris
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