Le dividende démographique est la situation d’une population dans laquelle la structure par âge est considérée comme favorable au développement économique. L’idée est de dire que la maitrise de la fécondité, 2ème phase de la transition démographique après la baisse de la mortalité qui en est la 1ère phase, libère des ressources qui auraient pu être investies dans la santé et l’éducation pour répondre aux besoins des groupes les plus jeunes. Des ressources supplémentaires qui pourraient être mobilisées pour le financement du développement à travers des investissements productifs et humains. Parallèlement, cette dynamique contribue à réduire le nombre de personnes économiquement dépendantes ou le rapport de dépendance, mesure le poids des inactifs (moins de 15 ans et 65 ans et plus) sur les actifs (15- 64 ans). Ce qui est associé évidemment à une augmentation du revenu par tête et libère en même temps des ressources pour l’épargne mobilisable pour des investissements productifs. Cette mécanique a soutenu la croissance des Tigres Asiatiques (Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong, Singapour) dans les années 1990, puis plus tard, de nombreux pays Latino-Américains. Compte tenu de la nature inclusive de la croissance qui résulte de cette dynamique dans la structure par âge de la population, il est attendu que la pauvreté baisse également.
Toutefois, la relation entre population et croissance n’est pas systématique. La baisse du rapport de dépendance, moteur du dividende démographique, ne se transforme en croissance économique que si (i) des investissements préalables sont réalisés sur les jeunes adultes qui arrivent sur le marché du travail, (ii) la structure de ce marché et (iii) les facteurs qui alimentent la croissance économique.
Improbable dividende démographique au Tchad
La 1ère condition du dividende démographique est la baisse de la fécondité. L’évolution démographique dans les pays émergents suggère que la fécondité est passée de 6-7 enfants par femme au début des années 1960 à 1,5-2,5 enfants par femme aujourd’hui, se traduisant par une baisse importante du rapport de dépendance (AFD, 2012). A titre illustratif, dans une population où le rapport de dépendance est de 2,5, une famille de 2 adultes doit assurer la consommation de 7 personnes alors que dans le cas où il baisse à 0,40 elle doit assurer la consommation de 2,8 personnes. Au Tchad, on estime à 6,5 enfants en moyenne par femme. Comme conséquence, le rapport de dépendance est estimé à 1,29 en 2011, ce qui signifie qu’une famille de 2 adultes doit assurer la consommation de 4,6 personnes, en faisant abstraction du poids des consommateurs selon l’âge.
Une autre conséquence est liée à l’extrême jeunesse de la population tchadienne car les moins de 15 ans représentaient plus de la moitié de la population (50,6 %) en 2009 (RGPH 2). En plus, l’évolution de la population tchadienne des moins de 15 ans, comparée à celle d’autres pays et régions, met en exergue l’extrême jeunesse de cette population. A titre d’exemple, la courbe de la population tchadienne de 0-14 ans est largement au-dessus de la moyenne de l’Afrique au Sud du Sahara (ASS) et de loin de la moyenne des pays de la CEMAC. Bien qu’on observe une légère baisse de cette tranche d’âge de la population à partir de 2010, il est difficile de parler d’une amorce de retournement de tendance en raison du faible horizon temporel. Ce qui suppose que le pays est très loin de la dynamique démographique enregistrée par les pays qui ont bénéficié du dividende démographique. Ainsi, le Tchad n’est pas prêt à expérimenter le dividende démographique, du moins dans des délais satisfaisants du fait de la forte fécondité.
Un autre élément pertinent pour apprécier le dividende démographique est lié aux facteurs qui alimentent la croissance économique. Empiriquement, l’épargne a été la voie par laquelle la structure par âge de la population agit sur la croissance économique. En effet, la baisse du rapport de dépendance entraine une augmentation du revenu par tête, libérant des ressources financières qui sont susceptibles d’augmenter l’épargne nationale qui a son tour peut être mobilisée pour le financement des investissements productifs. Pourtant au Tchad, les facteurs qui soutiennent la croissance économique sont autres que l’épargne. Depuis plus d’une décennie, la croissance est tirée par le secteur des matières premières, à savoir le pétrole et l’agriculture. La crise du secteur pétrolier, en plombant durablement la croissance, a mis en évidence une économie tchadienne tributaire du pétrole. D’après le FMI (2016), le taux de croissance du PIB a chuté à 1,8% en 2015, contre 6,9% en 2014 en raison de la crise du secteur pétrolier et de la détérioration des conditions sécuritaires et des coupes dans les dépenses budgétaires. Aussi, l’état embryonnaire du système financier au Tchad (2 tchadiens adultes sur 7 ont accès à un produit financier formel) et la faible taille du secteur privé formel sont des éléments qui sont susceptibles d’obérer la relation entre population et croissance.
Marché du travail, jeunesse et crises sociales
Une forte fécondité se traduit par une arrivée massive des jeunes sur le marché du travail. C’est ce que les démographes appellent en anglais « youth bulge » qui signifie la poussée de la jeunesse (15-29 ans) sur le marché du travail. Cette composition par âge de la population constitue des défis sociopolitiques majeurs pour les pays car elle nécessite la création d’emplois en mesure d’absorber cette main d’œuvre importante. Ces emplois doivent également correspondre au fait que cette main d’œuvre est de plus en plus éduquée.
L’expression « printemps Arabe » qui sature l’espace public et alimente certaines évidences dans les milieux des économistes et politologues depuis 2011 a émergé lorsqu’un vendeur ambulant de fruits et légumes de 26 ans, Mohamed Bouazizi s’immolait à Sidi Bouzid devant le siège du gouvernorat après s’être fait confisqué sa charrette, sa balance et son stock par la police en Tunisie. Les analystes ont beaucoup glosé sur ses raisons et origines réelles ou supposées. Toutefois, il est admis que ces soulèvements populaires sont une prédisposition à la révolution pour qu’une étincelle puisse mettre le feu à tout un ensemble socioéconomique et politique. Même si la sclérose des régimes en place dans les pays ayant connu ces soulèvements populaires ont été mis en avant, il est reconnu que des facteurs économiques (chômage, crise, etc.) et démographiques (pyramide des âges, migration, etc.) ont prédisposé le peuple au printemps arabe (Berg, 2013). Dans un livre intitulé « Le peuple veut ») sur les causes profondes de cette onde de choc qui s’est déclenchée fin 2010, Berg (2013) a mis en avant (i) les perspectives réduites à l’émigration qui a longtemps servi de soupape économique à la jeunesse face à une crise de développement régionale (15-24 ans), (ii) l’importance du chômage dans la population des jeunes diplômés, (iii) le caractère rentier des Etats concernés, offrant moins de possibilité de diversification des économies qui aurait pu absorber le chômage des jeunes et (iv) des facteurs politiques (inégalités sociales et accaparation des ressources nationales par une minorité dirigeante).
Suivant cette analyse, les perspectives économiques réduites des jeunes, surtout urbains et la plupart éduqués et ouverts sur le monde ont été un élément décisif dans ces soulèvements populaires. Cette analyse est corroborée par le fait que le printemps arabe s’est fait sans chef et surtout aucune idéologie n’a guidé les dissidents (Guidère, 2012). En plus, l’émigration qui a été le plus souvent la variable d’ajustement pour aborder le surplus de la demande de travail a baissé en raison des mesures prises dans les pays d’accueil et des faibles performances économiques réalisées par ces pays. Par conséquent, ce solde positif de main d’œuvre qualifié a cherché à s’insérer sur le marché domestique.
Le Maghreb n’a pas été le seul incubateur des mouvements populaires consécutifs au youth bulge. D’autres pays en ASS ont connu des tels mouvements car ne dit-on pas que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Nous pouvons citer entre autres « Y en a marre » au Sénégal, le « Balai Citoyen » au Burkina-Faso , « Filimbi » au Congo RDC, etc.
Et le Tchad donc ?
Le Tchad présente toutes les caractéristiques dominantes des pays précités. En effet, au-delà des similarités politiques, les indicateurs économico-démographiques mettent en évidence une population tchadienne très jeune confrontée à un marché du travail étroit offrant peu de perspectives d’emplois qualifiés. Bien que la courbe d’évolution de la population tchadienne de 15-35 ans soit largement en deçà de celle de l’ASS et de la CEMAC sur la période 1980-2009, on assiste à un retournement de tendance à partir de 2010. D’après une étude de l’AFD (2012), on estime à 1,7 million d’emplois à créer entre 2010 et 2020, et à 2,5 millions entre 2020 et 2030 pour absorber la demande sur le marché du travail.
En plus de cela, la situation de l’emploi au Tchad se caractérise par un chômage élevé des jeunes et surtout des diplômés. Le diplôme au Tchad ne constitue pas un rempart contre le risque de chômage. A défaut de données récentes sur le sujet, d’après la Banque mondiale (2008), seuls 36% des sortants de l’université exercent un emploi correspondant à leur formation alors que 50% sont sans emploi et que les 14% restants exercent une activité sous-qualifiée par rapport à la formation reçue. Selon la même source, le bilan formation-emploi suggère que les universités produisent entre 7 à 8 fois plus de main d’œuvre que n’en demande l’économie.
Cette situation est accentuée par un secteur privé formel peu développé. En effet, la proportion d’emplois dans le secteur privé formel est estimée à 4,6% en 2011, contre 72,2% pour le secteur informel agricole (ECOSIT 3). En plus, le manque de perspectives d’emplois adéquats se traduit par une forte urbanisation de la population. L’AFD (2012) prévoit en effet un quasi triplement de la population urbaine et de celle de N’Djamena d’ici à 2020. Une urbanisation qui est appelée à s’accélérer avec la dégradation des conditions climatiques.
Quelques recommandations de politiques économiques
Bien que la relation entre population et développement soit complexe, suggérant la prise en compte d’un certain nombre de paramètres démographiques et économiques, il existe des évidences empiriquement vérifiées qui doivent interpeller les autorités tchadiennes.
Leçon 1 : contrairement à une idée reçue, l’amélioration du niveau de vie et d’éducation ne suffiront pas à eux seuls à maîtriser le niveau de la fécondité. A cet effet, il est judicieux de mettre en place des politiques cohérentes et simultanées prenant en compte les diversités culturelles surtout en ce qui concerne le regard de la société envers la femme et les enfants et l’hétérogénéité entre les milieux urbains et ruraux. Les programmes de planning familial doivent être élaborés dans les langues locales et s’inscrire dans le long terme. Les politiques d’offre éducative et sanitaire tous azimuts et les programmes folklores ayant pour espérance de vie le temps d’un effet d’annonce, menés jusqu’à présent, ont montré leurs limites et il est temps de changer de paradigme.
Leçon 2 : autant la jeunesse présente un atout indéniable pour le développement, autant elle constitue des défis en termes d’investissements sociaux, de création d’emplois et de transformation de la structure de l’économie nationale. La diversification de la base économique, une offre de formation basée sur la demande du marché de travail, des programmes emplois-jeunes gérés par des institutions spécialisées (en occurrence des banques) et non des structures étatiques n’ayant aucune compétence dans le domaine, etc., sont autant des pistes à explorer. En particulier, les programmes emplois-jeunes doivent comporter un volet évaluation indépendante afin de tirer les leçons sur les facteurs ayant contribué à leur échec ou réussite.
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